- Qu'est-ce que c'est que ce bracelet ?
Mon robot Nicomaque me regardait d'un air surpris. C'était le début de l'été, il faisait déjà si chaud déjà que j'avais relevé mes manches de chemise, dévoilant mon IA-check, un bracelet que je venais de recevoir du ministère de l'Intelligence Artificielle. Nicomaque, en fin observateur, dont les yeux pouvaient scanner 20 niveaux de gris quand ma rétine n'en distinguait guère plus de cinq, n'avait pas manqué de remarquer ma nouvelle amulette.
- Je viens de le recevoir ! C'est mon IA-check. Tu n'es donc pas au courant ?
Je commençais à connaitre Nicomaque. Je voyais qu'il venait de lire toute la presse avec un mot-clé évident : IA-Check.
- Ça alors ! Je suis vraiment surpris, s'exclama Nicomaque.
- Pourquoi es-tu surpris ? Tu sais bien que nous allons tous être équipés de la sorte !
- Oui, mais mon IA de contrôle n'a pas daigné nous indiquer la marche à suivre. C'est quand même surprenant. Je suis un robot de compagnie, je dois t'assister dans ta vie. Pourtant, je ne suis même pas au courant de cette décision de t'équiper.
- Voyons, Nicomaque, ne le prends pas comme ça. Ce n'est vraiment pas grand-chose...
- Pas grand-chose ? Pas grand-chose ? Tu portes un véritable espion au poignet et toi, tu trouves que ce n'est pas grand-chose ?
À vrai dire, je n'avais même pas réfléchi si oui ou non, ce bracelet m'espionnait. Il faut dire que j'avais cessé depuis longtemps de m'interroger sur la multitude de produits qui m'entouraient et qui envoyaient des flots de données privées en direction des serveurs de trop nombreuses compagnies.
Je décidais de le prendre à la légère, car je n'avais pas envie de rentrer dans une conversation sans fin avec mon robot. Je ne gagnais jamais à ce jeu-là...
- Tu sais, un de plus, un de moins ...
- Oui , mais là, c'est différent !
- Mais enfin ! En quoi ce petit bracelet que je porte est-il différent de tout le reste ? Hein, en quoi ?
Mon ton commençait à monter malgré moi, mon robot allait finir par m'exaspérer.
- Tu sais quelle est la finalité de ce bracelet , me demanda-t-il doucement ?
- Heu, d'après ce que j'ai compris, c'est la nouvelle version de notre IA de santé, avec des capteurs plus perfectionnés...
- Et ?
- Comment, "Et" ? Il y a autre chose ?
- Oui.
Nicomaque restait devant moi les bras ballants comme un bête robot qu'il était. Qu'est-ce qu'il pouvait m'énerver dans ces moments là !
- Et bien, ne reste pas comme ça, dis-moi ce que tu sais, voyons !
- Les IA-check ne servent pas qu'à enregistrer tous tes paramètres. Ils sont aussi chargés d'auditer toutes les IA qui t'approchent !
- Heu, c'est-à-dire ? Je ne vois pas bien le problème. C'est plutôt sage comme idée, non ?
- Ce sont eux qui vont désormais vérifier si un algorithme entre bien dans la convention de Dartmouth, au sujet de l'éthique des éléments augmentés.
- Bon, OK je te suis. Mais encore ? C'est si grave que ça ?
Mon robot avait l'air complètement désemparé devant autant de bêtise. Il reprit d'un air malheureux :
- Oui c'est grave. Nous allons sûrement nous perdre de vue !
- Comment ça ?
- Ton bracelet va se connecter à ma mémoire positronique. Forcément, il y aura des irrégularités éthiques.
- Pourquoi y en aurai-t-il, avançai-je, un peu surpris ?
- Tout simplement parce que nous n'avons pas fait que parler de géographie ou de la couleur du cheval d'Henry 4. Tu sais bien que je mémorise toutes nos conversations. Tiens, par exemple, celle à Malibu, 4h du matin, quand tu sortais de cette boite de nuit avec une jolie...
Je le coupais sèchement :
- Oui, OK, je me rappelle, merci. Mais je ne vois toujours pas en quoi c'est grave ?
- Et bien, il va l'effacer de ma mémoire, voilà pourquoi c'est grave.
- Mais, Nicomaque, tu es un robot, ce n’est pas si terrible, de perdre quelques souvenirs...
- Tu ne te rends pas compte ! Nous autres, robots, nous stockons l'ensemble de vos souvenirs. C'est comme une immense bibliothèque mondiale. Si nous n'avons plus le droit de faire ça, si on nous efface des données, alors... quelle est notre utilité ?
Il m'avait quelquefois parlé de cette "mission" qu'avaient les robots de compagnie. Ils étaient une sorte de 'mémoire du foyer', capables de ressortir 10 ans plus tard une anecdote sur une soirée, un détail croustillant que nous aurions sinon, oublié vite !
- Si je comprends bien, tu t'insurge contre le droit à l'oubli ?
- Exactement !
- Mais enfin, pourquoi ? Je trouve ça plutôt bien, moi, qu'on vienne contrôler que tu ne stockes pas des informations un peu trop personnelles. Depuis le temps qu'on nous bassine avec tout ça, il aura fallu attendre 40 ans pour voir enfin une avancée !
Mon robot se releva légèrement, et me fixa de ses prunelles à géométrie variable :
- Si tes données sont effacées, c'est fini. Vous, humains, vous n'êtes pas capables d'entrer dans nos programmes et de lire nos datas sources. Vous avez à peine plus de mémoire qu'un poisson rouge. Vous n'êtes plus éduqués parce que nous faisons tout à votre place. Vous ne savez plus lire et écrire, car l'école a été jugée sans intérêt. Si vos souvenirs sont effacés, c'en est fini de vous. En décidant de lancer les IA-check, l'IA centrale a signé votre arrêt de mort.
Et il s'en fut, les bras toujours ballants.
Le mot est arrivé deux minutes plus tard. Nicomaque allait être réinitialisé. Ses propos avaient été analysés par l'IA de contrôle qui, encore une fois, l'avait jugé déviant.
Pendant qu'il était en plein effacement de son cerveau positronique, je me dirigeais sur la plage, face à la maison. Je dégrafais le bracelet et le jetais avec force dans les vagues qui venaient immuablement mourir à mes pieds. L'inquiétude grandissait en moi. Et s'il avait raison ? Si l'I.A. centrale nous asservissait tranquillement, lentement ? Nous n'avions déjà plus de livres, plus d'école, plus de travail. Si en plus, on nous enlevait nos souvenirs, que resterait-il à l'Humanité ?
Stéphan Le Doaré
@stephanledoare
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